III
— Euh…
Raphael était visiblement trop déconcerté par le fait d’être câliné par un fantôme de l’époque élisabéthaine pour aligner des phrases très construites.
— Est-ce que je vous connais ?
— Vous êtes mon portrait craché quand j’étais jeune, répondit sir Alec. Vous ne pouvez qu’être le fruit de mes entrailles !
— Ne m’as-tu pas dit que tu avais des origines écossaises ? interrogeai-je Raphael en continuant de m’émerveiller de ce fantôme.
Il portait la barbe, mais celle-ci était assez courte pour qu’on entrevoie la forme de sa mâchoire. Il avait le même menton fuyant que mon mari, la même mâchoire puissante, le front large et des cheveux châtains bouclés. Leurs yeux aussi étaient identiques, d’un ambre doré qui, à ma connaissance, brillait parfois d’une chaleur d’or en fusion ou étincelait de froideur.
— Oui, mais ça remonte à loin. Du côté de ma mère. Ils ne s’appelaient pas Summerton, d’ailleurs.
— Vous me ressemblez ! Bien sûr que vous êtes de ma famille ! lança sir Alec en se jetant sur Raphael pour lui donner une autre accolade. Grizel, je vous présente un de mes descendants, de retour dans la maison de ses ancêtres !
— Enchantée, répondit la femme en joignant à sa parole une petite révérence à notre intention. Ravie de vous rencontrer.
— Je suppose que vous êtes la deuxième épouse de sir Alec, avançai-je.
Grizel acquiesça avec une légère teinte rosée sur les joues, visible malgré la faible lumière et sa transparence. Je la toisai avec curiosité : je m’étais attendue à une femme plus dure, du genre qui n’aurait eu aucun scrupule à s’interposer entre un homme et son épouse, mais cette dame avait le visage juvénile et un air innocent. Je me demandai alors si Lily m’avait vraiment tout dit.
— Cette mignonnette est Grizel, la lumière de mon cœur, nous présenta sir Alec en l’enlaçant pour l’attirer contre lui. Toutefois, elle n’a aucun lien avec vous, et c’est bien dommage. Je n’ai eu qu’une môme, issue de cette sorcière qu’était ma première épouse.
Son visage prit alors une expression amère. Grizel lui donna un coup de coude en chuchotant :
— Il n’est pas correct de dire du mal des morts, mon mari.
Sir Alec se fendit d’un sourire qui fit flancher mes genoux quelques secondes : la ressemblance était tellement flagrante !
— Cela nous concerne également, mon petit étourneau !
— Ah oui ! gloussa-t-elle. J’oublie toujours !
— Elle est ravissante, mais un peu simplette, se moqua amoureusement sir Alec en la serrant dans ses bras pour estomper le piquant de sa remarque. Voyons, vous souhaitez sans doute visiter le château, n’est-ce pas ? Je serais ravi de tout vous montrer… à l’exception de la Chambre de la Pierre.
— Ah ?
J’échangeai un regard avec Raphael, puis m’éclaircis la voix.
— Euh… pourquoi pas la Chambre de la Pierre ?
Sir Alec me décocha un regard perçant.
— Elle renferme la pierre du laird, qui a été ensorcelée il y a plusieurs siècles. Autant de temps passé en sécurité, comme doit le rester le bonheur des gens de Fyfe.
— Mais nous ne sommes pas de Fyfe, protestai-je.
— Cet homme est mon portrait craché ! me rappela Alec en désignant du menton Raphael. Je ne peux pas lui permettre d’entrer dans la Chambre de la Pierre. Cela serait bien trop dangereux.
— Comment ça ? demandai-je tandis que nous nous engagions dans la galerie.
— C’est la malédiction, petite. « Que les ténèbres s’abattent sur le châtelain de Fyfe, par trois fois lié à la pierre dont la lumière dévoilera au malin la bête qui se cache en lui. »
— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’enquit Raphael en fronçant les sourcils.
— Tout homme de Fyfe qui posera sa main sur la pierre sera changé à jamais, répondit Alec avec un regard entendu.
— Ah oui ? Et les femmes ? questionnai-je.
Il haussa les épaules.
— Seule la pierre de la dame a une influence sur elles et, même si c’était le cas de la pierre du laird, elles ne savent pas où se trouve la Chambre de la Pierre. C’est une pièce secrète, voyez-vous. Son emplacement n’est dévoilé qu’au maître de Fyfe en charge et à son héritier.
— Moi, je sais où elle est, intervint subitement Grizel.
— Non, pauvre folle, vous ne savez pas.
— Si, insista-t-elle. Je vous ai vu y entrer depuis les cabinets peu de temps après notre mariage. Vous avez compté cinq pierres vers le haut à partir du sol, encore cinq à partir de la porte, puis cinq depuis le coin. Le mur du cabinet d’aisances s’est ouvert et vous avez disparu derrière. Je voulais vous taquiner à ce sujet à votre retour, mais c’est la dernière fois que je vous ai vu avant…
Le sourire de Grizel s’effaça, elle détourna les yeux et se mit à tripoter sa jupe avec nervosité.
— Tout va bien, ma belle. Nous sommes morts ensemble et le resterons pour l’éternité, la rassura sir Alec sur un ton bourru.
Raphael me jeta un autre un coup d’œil. Apparemment, il était aussi sceptique que moi à propos de cette histoire.
— Je crois que la visite du château sera pour une autre fois, si ça ne vous dérange pas, indiquai-je aux fantômes.
Sir Alec eut l’air penaud, jusqu’à ce que Raphael lui apprenne que nous étions en lune de miel.
— Ah ! Vous devez avoir envie d’un peu d’intimité, dit-il avec un clin d’œil. Grizel et moi aussi. Cela dure depuis cinq cents ans, mais c’est toujours une sacrée coquine ! Allez donc ! Faites un petit câlin à votre épouse et j’en ferai autant. Venez par ici, ma rouquine !
— Vous ne m’attraperez point tant que je ne vous y aurai point autorisé ! s’écria-elle.
Elle bondit et s’élança au pas de course dans les ombres du corridor avec, à ses trousses, un sir Alec souriant de toutes ses dents.
Je me tournai vers Raphael.
— Est-ce que tu penses à la même chose que moi ?
— Sûrement. Fiona nous a dit où se trouvaient les anciens appartements du propriétaire. Où est-ce, déjà ?
— À cet étage. Sous notre chambre, j’imagine. Mais, Raphael…
Je me mordis la lèvre de peur de mettre des mots sur une inquiétude qui m’accablait depuis que j’avais discuté avec Lily.
— Tu ne veux pas détruire la pierre, supposa-t-il. Je m’en doutais.
Tout en parlant, il essaya d’ouvrir une porte. Elle était verrouillée, donc il se rendit à la suivante.
— Non, ce n’est pas ça. Enfin, si, en partie : je sais que Fiona nous a dit que la lignée n’avait plus de membre vivant, mais il est clair que ton côté de la famille leur a échappé.
Il secoua la tête et essaya une autre porte.
— Comme je te l’ai dit, mes origines écossaises sont infimes : ça remonte à quelque chose comme dix générations d’arrière-grands-mères. Même si mon aïeule avait un lien de parenté avec sir Alec, depuis le temps, cette ascendance serait diluée par une bonne vieille souche anglaise.
— Mon cœur, tu as exactement la même tête que lui, lui rappelai-je pour souligner l’évidence. Pas étonnant que Lily ait cru t’avoir déjà vu. J’aurais préféré qu’elle nous dise que tu ressemblais à son mari, mais j’imagine qu’elle ne l’a pas vu depuis plusieurs siècles. Elle a dû oublier son visage.
— Peu importe. Ce n’est qu’une coïncidence génétique, rien de plus. Ah ! Celle-ci est ouverte.
Il passa la tête dans la pièce et tendit le bras pour chercher un interrupteur. Une faible lueur emplit l’endroit, vide de tout meuble mais abritant plusieurs caisses de ce qui semblait être des provisions pour le restaurant de l’étage principal.
— J’ai l’impression qu’on touche au but. À ton avis, où pourrait se trouver le cabinet de toilette ?
— D’après Lily, il y en avait un relié à la chambre. Tu n’as pas vraiment l’intention de détruire la pierre, hein ? Je sais que nous avons dit à Lily que nous le ferions, mais c’était avant de faire la connaissance d’Alec et Grizel. Il n’a pas du tout l’air du genre à tuer sa femme de sang-froid. Et puis j’ai un tout petit peu peur de ce que ça pourrait te faire.
— Je ne crains absolument rien, mon cœur. Est-ce que tu vois quelque chose qui pourrait ressembler à des toilettes ?
Mue par un pressentiment, j’indiquai une petite alcôve à l’autre bout de la salle principale. Comme tout cabinet de toilette, celui-ci n’était pas grand ; plutôt un petit coin avec un trou par terre, au milieu. On avait posé une planche par-dessus par sécurité. Raphael la contourna et s’accroupit près du mur du fond.
— Cinq vers le haut, cinq vers l’intérieur et cinq de plus, murmura-t-il en donnant des petits coups aux pierres.
L’une d’elle émit un bruit sourd qui se changea en un faible grondement quand il appuya dessus de tout son poids.
— Et voilà ! Le passage secret de Madame est avancé.
L’air qui s’échappa de l’ouverture et tourbillonna autour de nous n’était pas nauséabond, mais j’avais toujours les nerfs à fleur de peau.
— Ça m’étonnerait qu’il y ait de la lumière là-dessous.
— Reste ici, m’ordonna Raphael en se levant. Je vais chercher une torche dans la voiture.
Le temps qu’il coure au parking et revienne, je m’occupai à construire une argumentation solide pour le dissuader de pénétrer dans le passage, mais ce fut comme si je m’adressais à un sourd.
— Ça va aller, m’assura-t-il avec fermeté.
Il me mit une claque sur les fesses juste avant de tirer une caisse de la pièce principale pour empêcher le mur de se refermer. Quand il alluma la lampe, la puissante lumière nous révéla un escalier de pierre noire plongeant dans une obscurité sinistre.
— Je présume que tu n’envisagerais pas de me laisser passer devant… (Le regard qu’il me lança était éloquent.) Bon, d’accord, mais tu ne pourras pas dire que je ne t’avais pas prévenu quand ce sort, ou quoi que ce soit d’autre, te mordra le cul.
— Tu es la seule que j’autorise à faire ça, rétorqua-t-il avec un regard concupiscent avant de se plier en deux pour s’engouffrer dans l’ouverture d’un mètre vingt de haut. En plus, je ne crois pas aux malédictions vieilles de plusieurs siècles.
J’attrapai un pan de sa chemise et lui emboîtai le pas.
— Tu crois bien aux vampires.
— Je préférerais que ce ne soit pas le cas.
— Et aux fantômes.
— Encore une fois, pas le choix.
— Et aux loups-garous, aux lutins et à toutes les autres espèces que nous avons rencontrées.
En réponse, il me fit une vilaine grimace.
— Je suis peut-être obligé de croire aux vampires et aux fantômes, mais ça ne veut pas dire que je gobe toutes les histoires fantastiques. Personne ne se transforme en loup, Joy. C’est physiquement impossible.
— Hmm. Attention ! Aïe ! Désolée…
Raphael se frotta la tête à l’endroit où il s’était cogné à une pierre dépassant du plafond bas. Les marches que nous descendions, un étroit colimaçon de pierre qui semblait interminable, étaient une réplique miniature du grand escalier.
— Je crois que nous sommes au bout, annonça Raphael en faisant quelques pas en avant.
Il balaya les alentours de la lumière de la torche, et dévoila une porte en bois renforcée de barres de fer.
— Attends, Bob, lui demandai-je en lui agrippant le bras tandis qu’il s’apprêtait à ouvrir le battant. Nous ne pouvons pas arriver comme ça et détruire la pierre et sir Alec. C’est cruel.
— Cruel ? Je me trompe ou il a laissé son épouse mourir de faim ?
— Oui, mais… Voilà, maintenant que je l’ai rencontré, je n’en suis plus très sûre. Je pense que nous devrions retourner discuter avec Lily. Les choses ne se sont peut-être pas passées exactement comme dans ses souvenirs.
Il posa ses lèvres chaudes sur les miennes dans un baiser furtif.
— Allons jeter un coup d’œil à cette fameuse pierre du laird. Si elle est assez petite pour être déplacée, nous pourrons peut-être la cacher et raconter à Lily qu’elle a disparu.
— Je ne vois pas l’intérêt, mais c’est mieux que rien, grommelai-je.
En riant, il tira une bûche solide qui entravait la porte et ouvrit le passage. Les gonds émirent un grincement à donner la chair de poule, mais rien ne surgit de la pièce quand mon mari l’éclaira.
— Des rats ? demandai-je en regardant par-dessus son épaule.
— À ce que je vois, non. Rien qu’une petite pièce vide.
Effectivement, l’air exhalait une odeur légèrement musquée mais, comme Raphael venait de le dire, ce n’était qu’une petite salle en pierre, vide.
Seule exception : un socle sur lequel reposait un gros morceau de roche gris-vert, à peu près de la taille et de la forme d’une grosse meule de fromage.
— Ce doit être ça, déclarai-je en scrutant attentivement la pierre à mesure que la torche en dévoilait les contours.
— Je pense aussi. Tiens ça pendant je regarde si elle est lourde.
— Mon cœur…
J’interrompis ma phrase quand Raphael approcha sa main de la pierre. Un éclair aveuglant m’arracha un cri et la surprise me fit lâcher la lampe, qui s’éteignit aussitôt. Je me mis à tâtonner pour la retrouver, et la rallumai en vitesse.
— Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que c’était ? Tu vas bien ?
J’orientai le faisceau vers l’endroit où Raphael se tenait avant l’incident, et restai bouche bée de stupéfaction devant ce qui se tenait désormais à sa place.
Un lion aux yeux d’or, à l’épaisse fourrure, aux oreilles duveteuses et affichant une incrédulité presque comique, me renvoyait mon regard.